Vous êtes ici : Version française > Recherche > Programmes blanc

Colloque international "La nouvelle, un genre féminin ? Rôle et représentation des femmes dans le récit bref européen (XIVe-XVIIe siècle)"_26-28/06/2023

Du 26 juin 2023 au 28 juin 2023

Clermont-Ferrand
Université Clermont Auvergne

PROGRAMME 

L’intérêt porté depuis quelques décennies à la place des femmes dans la production littéraire et la vie intellectuelle du Moyen Âge et de la Première Modernité a renouvelé en profondeur les études littéraires, en suscitant un regard neuf sur des questions aussi diverses que le monde de l’imprimerie et du livre, le mécénat de cour ou la circulation des écrits religieux et spirituels. Le rôle des femmes en tant que lectrices et destinataires des textes n’a pu manquer d’attirer l’attention, et pourtant, peu de travaux se sont jusqu’ici penchés sur l’émergence du lectorat féminin comme un public spécifique, voire comme un public ciblé par les instances de production du livre, auteurs, éditeurs, libraires. Dans la récente synthèse dirigée par Martine Reid, Femmes et littératures. Une histoire culturelle (Gallimard, 2020), les pages consacrées au XVIe siècle suggèrent que les autrices et les lectrices se répartissent dans des genres divers, alors que l’association du public féminin et du roman, devenue un lieu commun de la critique, est remise au siècle suivant. La désignation explicite de dédicataires féminines, et parfois même d’un lectorat féminin, invite pourtant à se demander, non seulement quels livres lisaient les femmes, mais quels livres étaient écrits et imprimés pour elles, et s’il ne se profile pas déjà avant le XVIIe siècle, des genres ou des types de textes plus particulièrement « féminins ».
La nouvelle et le récit bref offrent un terrain d’observation particulièrement intéressant dans cette perspective, puisque la nouvelle se développe en France et en Europe dans le sillage d’une œuvre – le Decameron de Boccace – qui s’adresse explicitement aux dames, voire qui suggère que la destination féminine est constitutive du genre. Dans son Proemio, Boccace présente le genre de la « novella » comme un genre destiné à apporter « secours et refuge à celles qui aiment1 », et définit l’usage et la finalité de son livre en fonction du lectorat féminin auquel il s’adresse2.
Après Boccace, l’adresse à un lectorat féminin a pu être reprise, imitée, parodiée, mais aussi parfois résolument écartée ou oubliée par les auteurs, compilateurs ou imprimeurs de nouvelles. L’adresse aux dames s’est constituée, du moins dans certaines aires culturelles et linguistiques (la péninsule italienne, la France, l’Espagne), en véritable topos du genre.
Ce colloque propose d’interroger la portée, les enjeux et le devenir de l’inscription du lectorat féminin dans les recueils de nouvelles européens, du XIVe au XVIIe siècle. Un premier objectif est d’établir un état des lieux de la présence, ou non, d’un lectorat genré dans le péritexte des recueils, et d’étudier la destination des recueils en fonction des périodes, des aires linguistiques et géographiques, et des traditions génériques auxquelles ils se rattachent (nouvelle de tradition boccacienne, narration édifiante, nouvelle facétieuse). Fondée sur l’étude des péritextes des recueils (prologues, dédicaces, titres et sous-titres), cette réflexion sur le « discours du livre » est amenée à être croisée avec une enquête bibliographique sur la circulation effective des recueils : que nous apprennent les inventaires de bibliothèques, ex-libris et autres documents d’archives sur les lecteurs et lectrices de ces textes ? Quelle place revient aux nouvelles dans les bibliothèques appartenant aux femmes ou dont elles avaient l’usage ? Peut-on déceler des spécificités « genrées » dans la place réservée à la narration brève par rapport à d’autres genres dans les bibliothèques qu’elles fréquentent (roman de chevalerie, récit sentimental, chronique, poésie, traités moraux) ?
La question de la réception des textes étant indissociable de celle de leur production, il s’agira aussi de s’interroger sur la place des femmes en tant que conteuses ou autrices de nouvelles, en articulant leur représentation dans les narrations-cadres des recueils, qui mettent en place des compagnies conteuses, et leur rôle en tant qu’autrices, historiquement identifiées (comme Marguerite de Navarre), ou écrivant sous des noms de plume (comme Jeanne Flore). La nouvelle est-elle un genre où les femmes trouveraient naturellement leur place et si oui, en vertu de quels traits génériques (brièveté, thématique amoureuse, dimension divertissante) ?
Ces enquêtes historiques et culturelles seront à même d’éclairer un topos dont les enjeux sont aussi largement stylistiques et poétiques : l’adresse aux dames, depuis Boccace, rattache le genre de la nouvelle à une tradition érotico-courtoise qui puise ses sources dans les Héroïdes d’Ovide, la poésie lyrique d’oc et d’oïl et dans le dolce stil novo. Cette tradition rencontre dans les recueils d’autres influences et traditions qu’il s’agit d’identifier, de la querelle des femmes à la facétie humaniste ou aux romans rabelaisiens ou picaresques. Elles peuvent faire émerger d’autres figures de lecteurs et d’autres contextes de transmission, plus virils ou plus universels. Comment la désignation des lecteurs, féminins ou masculins, participe-t-elle ainsi de la poétique de chaque œuvre et contribue-t-elle, plus largement, à écrire l’histoire d’un genre protéiforme et peu codifié ?
Ainsi, c’est un champ de réflexion dynamique et pluridisciplinaire qu’il s’agit d’ouvrir, croisant des approches aussi diverses que l’histoire du livre, l’histoire des idées, l’histoire sociale et la poétique des genres. L’objectif est de cerner les enjeux et les significations d’une empreinte féminine dans les recueils de nouvelles européens, qui se lit à la fois dans les dédicaces, noms d’autrices, narrations-cadres et thèmes des récits. Familière à tout amateur de recueils narratifs de la Renaissance ou de l’Âge classique, elle renvoie à des enjeux sociologiques, éditoriaux, littéraires ou idéologiques qui restent difficiles à saisir.


__

1« in soccorso e rifugio di quelle che amano »
2« delle quali le giá dette donne che quelle leggeranno, parimente diletto delle sollazzevoli cose in quelle mostrate ed utile consiglio potranno pigliare » (« les susdites dames qui les liront pourront à la fois se complaire aux choses divertissantes qui y sont montrées et en prendre d’utiles conseils »).